La e-lettre bimestrielle de la Direction des affaires juridiques

N°6 du 21 novembre 2024 - Angle droit 29

Edito

par Olivier Fuchs



La sauvegarde de la biodiversité est évidemment un enjeu crucial pour la protection de l’environnement. Il existe en effet aujourd’hui un consensus scientifique pour reconnaître la perte massive de biodiversité à laquelle toutes les régions du monde sont confrontées. La plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) écrivait ainsi, dans son rapport de 2019 sur l’évaluation mondiale de la biodiversité et des services écosystémiques, que « la nature décline globalement à un rythme sans précédent dans l’histoire humaine - et le taux d’extinction des espèces s’accélère, provoquant dès à présent des effets graves sur les populations humaines du monde entier ».


Le présent numéro d’Angle droit décline cette question sous différents angles. Il revient, d’abord, sur le choix fait par législateur, et validé par le Conseil constitutionnel, de sauvegarder la circulation des espèces et de préserver les continuités écologiques par la loi visant à limiter l’engrillagement des espaces naturels. Il met ensuite en exergue une affaire emblématique dans laquelle le Conseil d’État a jugé que le droit de chacun de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé peut, par la voie du référé liberté, justifier la suspension d’un arrêté relatif à la chasse de spécimens d’une espèce particulièrement fragile. Il s’arrête ensuite sur une décision de la Cour de justice de l’Union européenne qui précise la façon dont les États membres doivent articuler les protections nationales et régionales en fonction de l’état de conservation d’une espèce. Enfin, Angle droit revient sur les deux premières années de l’avis Sud Artois, par lequel la section du contentieux du Conseil d’État a précisé les conditions dans lesquelles doit être sollicitée la délivrance d’une dérogation « espèces protégées », en faisant une analyse des suites jurisprudentielles de cet avis.

D’autres sujets complètent, comme c’est l’habitude, ce numéro.

Très bonne lecture !

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Zoom sur …

Avis Association Sud Artois : où en est-on deux ans plus tard ?

Il y a presque deux ans, saisie par la cour administrative d’appel de Douai, la section du contentieux du Conseil d’État a rendu l’avis Association Sud-Artois (avis CE, 9 décembre 2022, n° 463563), précisant à quelles conditions le porteur de projets sollicitant une demande d’autorisation environnementale devait également solliciter la délivrance d’une dérogation « espèces protégées » au titre de l’article L. 411-2 du code de l’environnement. À cette occasion, le Conseil d’État a précisé :

  • que le pétitionnaire devait s’interroger sur la nécessité d’obtenir une dérogation dès lors que des spécimens de l’espèce concernée étaient présents dans la zone du projet, sans qu’importe leur nombre ou leur état de conservation ;
  • qu’en ce cas, une demande de dérogation devait être déposée si le risque pour ces espèces demeure « suffisamment caractérisé, compte des mesures d’évitement et de réduction proposées, dans la mesure où celles-ci présentent les garanties d’effectivité requises ».

Depuis, à l’occasion de litiges relatifs à des projets de parcs éoliens terrestres, le Conseil d’État a pu préciser sa grille d’analyse, en confirmant notamment son application aux parcs autorisés et déjà mis en service.

Sur le contrôle exercé par le juge administratif sur le caractère « suffisamment caractérisé » du risque pour les espèces protégées

1. Le Conseil d’État vient de confirmer que son contrôle des décisions du juge d’appel sur le point de savoir si le risque pour les espèces était suffisamment caractérisé portait sur l’absence d’erreur de qualification juridique des faits (CE, 6 novembre 2024, n°471372, aux Tables ; auparavant, CE, 17 février 2023, n°460798). Le contrôle du juge de cassation sur les décisions des juges du fond sur ce point est donc renforcé, puisqu’il ne se borne plus à contrôler que leur appréciation est exempte de dénaturation des pièces du dossier.

2. Dans les mois qui ont suivi l’adoption de son avis « Association Sud-Artois », le Conseil d’État avait d’abord annulé plusieurs arrêts de cours rendus avant le 9 décembre 2022, lorsqu’ils s’écartaient ostensiblement de la grille d’analyse dégagée dans son avis.

Ont ainsi été censurés les arrêts qui, pour apprécier la nécessité d’une dérogation :

  • n’avaient pas pris en compte les mesures de réduction pour apprécier si le risque était caractérisé (CE, 8 mars 2024, n° 463249, aux tables ; CE, 22 juin 2023, n° 461394 ; CE, 28 avril 2023, n° 460062) ;
  • avaient au contraire pris en compte les mesures de compensation pour apprécier ce risque (CE, 28 avril 2023, n°460471).

De même, il a rapidement censuré l’arrêt de cour qui, pour considérer que le risque pour les espèces était caractérisé, avait relevé que les mesures d’évitement et de réduction prévues n’avait pas pour effet d’exclure « tout risque » pour celle-ci (CE, 22 juin 2023, n° 465839, point 7), et a précisé qu’un risque non « suffisamment caractérisé », au sens de son avis, n’était pas synonyme de risque « négligeable » (CE, 20 juillet 2023, n° 466162, point n°8 ; CE, 2 décembre 2023, n° 466696, point n° 7).

3. Le Conseil d’État a ensuite précisé les conditions de prise en compte des mesures d’évitement ou de réduction pour l’examen du niveau de risque du projet pour les espèces protégées.

S’agissant des projets d’installations, faisant l’objet d’une demande d’autorisation, il a souligné que ces mesures devaient permettre de réduire « dès l’origine » le risque pour les espèces au point que celui-ci ne puisse plus être considéré comme suffisamment caractérisé. Ainsi, l’appréciation des juges du fond et de l’administration sur ce point ne peut pas tenir compte des mesures « de suivi » permettant d’estimer la mortalité des espèces concernées une fois que l’exploitation du projet aura débuté, ou des mesures correctives envisagées en cas de constat d’un impact significatif du projet sur ces espèces (CE, 30 mai 2024, n° 474077, point 4).

Par diverses décisions, il a également confirmé que l’appréciation de l’existence d’un risque suffisamment caractérisé pour les espèces protégées pouvait notamment s’appuyer sur les impacts théoriques du projet, après mise en œuvre des mesures d’évitement et de réduction envisagées, tels qu’évalués dans l’étude d’impact, dits « impacts résiduels ».

Dans cette logique, les cours tendent à considérer que les risques pour les espèces ne sont pas suffisamment caractérisés lorsque les impacts résiduels du projet sont qualifiés de « négligeables », ou seulement de « faibles » dans l’étude d’impact (CAA Nantes 7 juin 2024 n° 23NT01997, point n° 13 ; CAA Douai 23 mai 2024 n° 22DA01613, points n° 40 à 42).

Cependant, les qualificatifs employés dans l’étude d’impact ne sauraient suffire à établir, ou à infirmer, l’existence d’un risque suffisamment caractérisé, les juges du fond, et l’administration avant eux, devant en tous les cas s’attacher à apprécier si les mesures d’ évitement et de réduction envisagées présentent les garanties d’effectivité nécessaires pour diminuer « suffisamment » ce risque (pour un exemple d’examen - positif - de l’effectivité des mesures : CE, 7 juin 2024, n° 473434, points n° 11 et 12 ).

Il est à noter que le juge contrôle par exemple si un dispositif de bridage et d’effarouchement dynamique présente les garanties d’effectivité nécessaires, permettant ou non de le prendre en compte pour apprécier le risque pour l’espèce de l’avifaune concernée (à propos d’un parc en fonctionnement : CE, 6 novembre 2024, n°471372, mentionné ci-dessus).

Par ailleurs, si le Conseil a récemment jugé que l’impact résiduel « modéré » d’un projet pour l’avifaune et les chiroptères caractérisait suffisamment les risques pour cette espèce, c’est après avoir notamment observé que les impacts brut du projet sur les espèces concernées étaient importants et que l’effectivité des mesures de réduction proposées « était fortement discutée » (CE, 21 juin 2024 n° 474508, point 9).

Ainsi, comme l’a souligné le rapporteur public sous cette affaire, le qualificatif d’impact résiduel « modéré » dans l’étude d’impact n’implique pas nécessairement que le risque pour l’espèce concerné est caractérisé, mais, en ce cas « de solides justifications sur l’effectivité des mesures d’évitement et de réduction prévues » doivent être apportées par le pétitionnaire à l’autorité administrative, puis le cas échéant devant le juge, pour établir que tel n’est pas le cas.

Le Conseil d’État vient enfin de confirmer que l’appréciation du risque que le projet comporte pour les espèces protégées pouvait, le cas échéant, tenir compte des mesures complémentaires d’évitement et de réduction prescrites par l’administration, voire par le juge lui-même dans l’exercice de ses pouvoirs de pleine juridiction (CE, 18 novembre 2024, société Q Energy, n°487701, aux tables).

Sur l’application de l’avis « Sud Artois » aux parcs éoliens et autres installations en fonctionnement

Le Conseil d’État a confirmé l’application de la grille d’analyse proposée dans son avis « association Sud-Artois », aux parcs éoliens bénéficiant d’une autorisation et déjà mis en service, en jugeant que la délivrance d’une dérogation « espèces protégées » pouvait être exigée « à tout moment », dès lors qu’il est constaté que l’activité, l’installation, l’ouvrage ou les travaux faisant l’objet d’une autorisation environnementale comportent un risque suffisamment caractérisé pour ces espèces, tout en précisant qu’était indifférente « la circonstance que l’autorisation présente un caractère définitif ou que le risque en cause ne résulte pas d’une modification de cette autorisation » (CE, 8 juillet 2024, « LPO », n° 471174, aux tables, point n° 12).

Plus concrètement, le Conseil d’État a confirmé que l’autorité administrative pouvait adopter des prescriptions complémentaires sur le fondement des articles L. 181-14, R. 181-45, R. 411-10-1 et R. 411-10-2 du code de l’environnement dans le but de s’assurer ou de renforcer la conservation d’espèces protégées, auquel cas, elle devait s’assurer qu’il ne demeurait plus de risque caractérisé pour les espèces, compte tenu des mesures d’évitement et de réduction prévues et, en cas contraire, solliciter la délivrance d’une dérogation, sur le fondement de l’article L. 171-1 du code de l’environnement, qui lui permet de mettre en demeure l’exploitant qui exerce son activité sans l’autorisation requise de régulariser sa situation dans un délai déterminé (qui ne peut excéder un an).

Il est à noter que l’arrêt n°21LY00407 du 15 décembre 2022 de la CAA de Lyon, qui mettait en œuvre pour la première fois l’avis « association Sud Artois » du Conseil d’État dans le cas d’un parc éolien en fonctionnement (évoqué dans notre article Angle droit commentant cet avis), vient d’être annulé par le Conseil d’Etat au motif que la mesure de réduction faisant l’objet des prescriptions complémentaires énoncées par le préfet ne présentait pas les garanties d’effectivité nécessaires (voir ci-dessus : CE, 6 novembre 2024, n°471372).
Par ailleurs les tiers intéressés, notamment les associations concernées, peuvent demander à l’autorité administrative de mettre en œuvre les pouvoirs qu’elle tient du même article L. 171-1 en mettant en demeure l’exploitant de déposer une demande de dérogation (pour un exemple ayant abouti à un non-lieu à statuer, la dérogation ayant été sollicitée et obtenue entre-temps : CE, 30 avril 2024, n°468297, mentionné aux Tables).

Comme on le voit, la postérité de l’avis Sud-Artois est déjà importante. Nul doute qu’elle continuera néanmoins à alimenter la chronique des prochains numéros d’Angle droit.

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L'actualité jurisprudentielle

Domanialité publique

CE, 25 octobre 2024, Société OCDL c/ Fédération d’associations de protection de l’environnement du golfe du Morbihan et autres, n° 487824, aux Tables

Domaine public maritime – Non-respect d’une autorisation d’occupation temporaire – Occupant sans titre – Application du principe de légalité des délits et des peines – Absence de fondement pour dresser une contravention de grande voirie

L’absence de respect de l’autorisation temporaire d’occupation du domaine public ne vaut pas à elle-seule contravention de grande voirie

La méconnaissance des prescriptions d’une autorisation d’occupation temporaire (AOT) du domaine public par son titulaire, en raison ici de son objet, ne fait pas pour autant de ce dernier un occupant sans titre et n’ouvre dès lors pas la possibilité de dresser une contravention de grande voirie.

Par arrêté du 28 novembre 2016, le préfet du Morbihan a délivré à une société, propriétaire d’une île dans le golfe du Morbihan, une AOT du domaine public maritime portant notamment sur une portion d’un bâtiment édifié sur ce domaine public. L’article 5 de cet arrêté prévoyait que la partie du bâtiment située sur le domaine public maritime devrait accueillir des activités liées à la mer.

Estimant que le bâtiment en cause était en réalité utilisé à des fins d’habitation, plusieurs associations, dont la fédération d’associations de protection de l’environnement du golfe du Morbihan, ont demandé au préfet de dresser un procès-verbal de contravention de grande voirie à l’encontre de la société. Le refus implicite du préfet a été annulé par le tribunal administratif de Rennes, lequel lui a par ailleurs enjoint de dresser ce procès-verbal. Cette solution a été confirmée par la cour administrative d’appel de Nantes, qui a jugé que la société devait être regardée comme un occupant sans titre du domaine en raison du non-respect de l’objet de l’AOT.

Il ressort des articles L. 2121-1 et L. 2122-1 du code général de la propriété des personnes publiques que les biens du domaine public doivent être utilisés conformément à leur affectation à l’utilité publique et que nul ne peut occuper une dépendance sans disposer d’un titre l’y habilitant.

Cependant, le Conseil d’État juge que « la seule circonstance que le titulaire méconnaîtrait une des conditions attachées à l’autorisation d’occupation qui lui a été délivrée n’est pas de nature à le faire regarder comme un occupant sans titre et ne saurait, par elle-même, donner lieu à l’établissement d’un procès-verbal pour contravention de grande voirie en l’absence d’infraction aux dispositions légales et réglementaires prévoyant [des] poursuites ».

Par suite, le Conseil d’État juge que la méconnaissance des dispositions des articles L. 2121-1 et L. 2122-1, qui n’instituent pas en eux-mêmes de contravention de grande voirie au sens de l’article L. 2132-2 du même code, ne saurait, à elle seule, fonder des poursuites pour ce motif.

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Environnement

CJUE, 29 juillet 2024, Asociación para la Conservación y Estudio del Lobo Ibérico (ASCEL) contre Administración de la Comunidad de Castilla y León, C-436/22

Directive habitats – Protection stricte applicable sur l’ensemble d’un territoire d’un État membre

De l’influence de l’état de conservation d’une espèce au niveau national sur des législations régionales

Une espèce ne peut pas être désignée comme espèce chassable au niveau régional lorsque son état de conservation, au niveau national, est défavorable, et ce, même si elle ne bénéficie pas d’une protection stricte dans la région concernée. En Espagne, le loup est protégé selon deux régimes distincts au titre de la directive « Habitats » (directive 92/43/CEE du Conseil du 21 mai 1992 concernant la conservation des habitats naturels ainsi que de la faune et de la flore sauvages, modifiée par la directive 2013/17/UE du Conseil du 13 mai 2013). D’une part, les populations de loups situées au sud du fleuve Duero bénéficient d’une protection stricte, en application de l’article 12 de la directive, dont les dispositions prévoient un système de protection stricte de certaines espèces animales dans leur aire de répartition naturelle. D’autre part, les populations de loup situées au nord du fleuve ont la qualification d’espèce animale d’intérêt communautaire susceptible de faire l’objet de mesures de gestion, en application de l’article 14 de la directive.

Ainsi, le loup est désigné comme une espèce chassable au nord du fleuve Duero dans la Communauté autonome de Castille-et-León en vertu d’une loi régionale et fait l’objet de plans d’exploitation. Le plan de 2019 a été contesté en justice par l’Association pour la conservation et l’étude du loup ibérique. Dès lors que, selon le rapportage établi en application de la directive « Habitats », l’état de conservation de l’espèce était, pour la période 2013-2018, « défavorable inadéquat » dans les trois régions biogéographiques de l’Espagne, la Cour supérieure de justice de Castille-et-León a posé une question préjudicielle à la CJUE sur la compatibilité de la loi régionale avec l’article 14 de la directive Habitats.

La Cour de justice rappelle que les mesures prévues par l’article 14 de la directive Habitats ont pour objet d’améliorer l’état de conservation des espèces concernées, de telle sorte que les populations de celles-ci atteignent un état de conservation favorable durable. Les Etats membres ont l’obligation d’assurer la surveillance de l’état de conservation de ces espèces en vertu de l’article 11 de la directive, pour pouvoir déterminer s’il est nécessaire d’adopter des mesures visant à assurer la compatibilité de l’exploitation de cette espèce avec son maintien dans un état de conservation favorable. Elle précise ensuite que, si de telles mesures apparaissent nécessaires, les activités cynégétiques ne peuvent faire l’objet que d’une restriction ou d’une interdiction, et non d’une extension.

Elle conclut que l’article 14 de la directive Habitats s’oppose à une réglementation d’un État membre en vertu de laquelle le loup est désigné comme chassable dans une partie du territoire de cet État membre où il ne relève pas de la protection stricte prévue à l’article 12 de cette directive, lorsque l’état de conservation de cette espèce au niveau national est « défavorable inadéquat ».

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CC, 18 octobre 2024, Groupement forestier Forêt de Teillay et autres, n° 2024-1109 QPC

Libre circulation de la faune sauvage – Clôtures implantées dans les espaces naturels – Droit de propriété et droit à la vie privée et à l’inviolabilité du domicile

Conformité à la Constitution de la loi « engrillagement »

Le Conseil constitutionnel, saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), a jugé conformes à la Constitution les dispositions de la loi n° 2023-54 du 2 février 2023 visant à limiter l’engrillagement des espaces naturels et à protéger la propriété privée qui encadre l’implantation des clôtures dans les espaces naturels.

Les dispositions principalement contestées étaient celles de l’article L. 372-1 du code de l’environnement, qui prévoient que les clôtures implantées depuis moins de trente ans dans des espaces naturels doivent permettre la libre circulation des animaux sauvages et, pour ce faire, respecter certaines caractéristiques, notamment de hauteur (maximum 1,20 mètre) et de distance par rapport au sol (posées à minimum 30 centimètres du sol).

Le Conseil d’État, saisi de trois QPC sur la conformité de ces dispositions à la Constitution, les a jugées sérieuses eu égard aux griefs soulevés tenant à la méconnaissance du droit au respect de la vie privée et de l’inviolabilité du domicile, du droit de propriété, de la garantie des droits et du principe d’égalité (CE, 24 juillet 2024, nos 490887, 494120, 494964).

La décision du Conseil constitutionnel, prise à l’issue d’une procédure dense au cours de laquelle dix-neuf observations ont été produites, écarte tous les motifs d’inconstitutionnalité invoqués.

Il a ainsi notamment jugé conforme à la Constitution le caractère rétroactif de l’obligation de mise en conformité de certaines clôtures, en soulignant que les dispositions en cause, qui poursuivaient notamment l’objectif de valeur constitutionnelle de protection de l’environnement en permettant la libre circulation des animaux sauvages, sont proportionnées aux buts poursuivis. Après avoir reconnu que le droit de clore son bien foncier est protégé par le droit de propriété, il a également jugé, notamment en raison du champ d’application spatial de ces dispositions et du fait que ces dernières ne font pas obstacle à l’édification de toute clôture, que le législateur a assuré une conciliation qui n’est pas manifestement déséquilibrée entre les objectifs poursuivis et le droit de propriété.

Le Conseil constitutionnel a émis une réserve d’interprétation : les dispositions du II de l’article L. 171-1 du code de l’environnement sont constitutionnelles et doivent être interprétées comme ne pouvant permettre aux fonctionnaires et agents chargés des contrôles d’accéder à des enclos sans l’accord de l’occupant, si ces lieux sont susceptibles de constituer un domicile et sauf à méconnaître le principe de l’inviolabilité du domicile.

Cette décision valide donc des dispositions qui, en aménageant le droit de propriété, permettent une meilleure protection de la biodiversité et des continuités écologiques.

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CE, 18 octobre 2024, MTEECPR c. Comité écologique ariégeois, n° 498433

Référé-liberté – Directive « Oiseaux » - Application en matière de chasse

Consécration du référé-liberté en matière de chasse

Pour la première fois, le Conseil d’État juge, dans le cadre d’un référé liberté, que le droit de chacun de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé justifie la suspension d’un arrêté relatif à la chasse.

S’il reconnait, depuis sa décision du 20 septembre 2022, n° 451129, que le droit de chacun de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé, proclamé par la Charte de l’environnement, présente le caractère d’une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, le Conseil d’État avait jusqu’à présent toujours rejeté les demandes présentées devant lui sur ce fondement. En effet, les conditions du référé liberté sont beaucoup plus strictes que celles du référé suspension de l’article L. 521-1 du code de justice administrative. Alors qu’en matière de référé suspension, le juge peut faire droit à la demande dès lors qu’il existe un « doute sérieux » sur la légalité de la décision en cause, le juge du référé liberté exige que le requérant justifie de l’existence d’une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale. En outre, si les deux référés comportent une condition d’urgence, l’urgence du référé liberté est appréciée de manière plus restrictive : cette urgence « particulière » implique « qu’une mesure visant à sauvegarder une liberté fondamentale doive être prise dans les 48 heures » (CE, 28 février 2003, n° 254411 au Recueil).

En l’espèce, le litige portait sur un arrêté préfectoral instaurant un prélèvement maximal de dix lagopèdes alpins pour la campagne cynégétique 2024-2025 dans le département de l’Ariège. Cette espèce, dont l’état est fragile, ne peut être chassée que si les prélèvements ne compromettent pas les efforts de conservation de l’espèce dans son aire de distribution, en application de la directive Oiseaux du 30 novembre 2009.

Le comité écologique ariégeois a saisi la juridiction administrative d’un référé liberté pour obtenir la suspension de cet arrêté.

Le Conseil d’État, suivant l’analyse du tribunal administratif de Toulouse, juge que la procédure de référé liberté permettait, en l’espèce, de suspendre l’arrêté du préfet de l’Ariège en tant qu’il autorise cette chasse. Il juge que, « l’arrêté litigieux étant de nature à compromettre, pour une espèce particulièrement fragile, les efforts de conservation de cette espèce dans son aire de distribution, (…) il porte une atteinte grave et manifestement illégale au droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé ».

Cette application audacieuse du référé liberté permet de renforcer la protection juridictionnelle applicable aux espèces protégées.

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Fonction publique

CC, 4 octobre 2024, M. Yannick L., n° 2024-1105 QPC

Procédure disciplinaire - Droit au silence

"Vous avez le droit de garder le silence…"

Le droit de se taire est un corollaire du principe de présomption d’innocence prévu par l’article 9 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789. Il recouvre en particulier le droit de ne pas s’auto-accuser lorsqu’une procédure de sanction est engagée.

Appliqué de longue date dans le cadre de la procédure pénale, le droit de se taire avait récemment été étendu par le Conseil constitutionnel aux décisions qui, non prononcées par une juridiction répressive, sont néanmoins des sanctions ayant le caractère d’une punition. Après avoir étendu ce principe aux procédures de sanction se déroulant devant des ordres professionnels ou le conseil supérieur de la magistrature (décisions n° 2023-1074 QPC du 8 décembre 2023 et n° 2024-1097 QPC du 26 juin 2024), il poursuit ainsi son extension dans le cadre des procédures disciplinaires engagées contre des agents publics.

Saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité contre les dispositions de l’article 19 de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires (désormais codifié à l’article L. 532-5 du code général de la fonction publique) relatif aux droits du fonctionnaire à l’encontre duquel une procédure disciplinaire est engagée, le Conseil constitutionnel les a déclarées contraires à la Constitution, en ce qu’elles ne prévoient pas l’obligation pour l’administration d’informer l’agent qu’il peut garder le silence.

La décision du Conseil constitutionnel impose ainsi que l’agent public à l’encontre duquel une procédure disciplinaire est engagée soit informé de son droit de se taire, jusqu’à ce qu’une nouvelle loi vienne préciser les modalités concrètes de cette information. L’abrogation des dispositions inconstitutionnelles est ainsi reportée à la date du 1er octobre 2025 pour permettre au Parlement de légiférer.

En pratique, la mention selon laquelle l’agent bénéficie du droit de se taire devra figurer dans le courrier qui notifie l’engagement de la procédure disciplinaire à l’agent poursuivi et l’informe de son droit à obtenir communication de son dossier, à présenter des observations, et à se faire assister d’un défenseur de son choix. Ce droit pourra en outre être rappelé lors de l’entretien avec l’agent (pour les sanctions du premier groupe) ou en début de réunion de la commission compétente (pour les sanctions du deuxième groupe et-au-delà).

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Urbanisme et aménagement

CE, 1er octobre 2024, M. G et autres, n° 477859, aux Tables

Procédure - Introduction de l’instance

Obligation de notification des appels et pourvois incidents

L’auteur d’un recours contentieux contre une autorisation d’urbanisme, y compris présenté par la voie d’un appel incident ou d’un pourvoi incident, est tenu de notifier son recours à l’auteur de l’acte et à son bénéficiaire en application de l’article R. 600-1 du code de l’urbanisme.

Dans l’affaire en cause, un permis de construire délivré au propriétaire d’un terrain situé sur la commune de Saint-Cloud avait été contesté par plusieurs de ses voisins. Faisant usage de la faculté prévue à l’article L. 600-5 du code de l’urbanisme, le tribunal administratif de Cergy-Pontoise avait prononcé l’annulation partielle du permis en cause. Ce jugement n’avait toutefois satisfait aucune des parties, la commune de Saint-Cloud formant un pourvoi à titre principal et un des demandeurs devant le tribunal un pourvoi incident.

Le Conseil d’État juge qu’il résulte des articles R. 600-1 du code de l’urbanisme et R. 631-1 du code de justice administrative que l’auteur d’un recours contentieux contre une décision d’urbanisme, y compris lorsque ce recours est présenté par la voie d’un appel incident ou d’un pourvoi incident, est tenu de notifier une copie du recours tant à l’auteur de l’acte ou de la décision qu’il attaque qu’à son bénéficiaire.

Il appartient ainsi au juge, au besoin d’office, de rejeter le recours comme irrecevable lorsque son auteur, après y avoir été invité par lui, n’a pas justifié de l’accomplissement des formalités requises par ces dispositions.

En l’espèce, après avoir constaté que le pourvoi incident n’avait pas fait l’objet des formalités de notifications exigées par l’article R. 600-1 du code de l’urbanisme, et en relevant d’office le moyen, le Conseil d’État rejette ce pourvoi incident comme irrecevable.

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L'actualité normative et consultative


À quoi servent les décrets d’attribution des ministres, ministres délégués et secrétaires d’État ?

Les décrets d’attributions des ministres de plein exercice ont été publiés au Journal officiel le 11 octobre 2024 et, pour les ministres délégués et secrétaires d’État, le 7 novembre 2024, à la suite du remaniement du 21 septembre dernier.

Ces décrets sont particulièrement attendus après chaque nomination gouvernementale.

En premier lieu, ils définissent les missions de chacun des membres du Gouvernement et constituent une traduction des orientations et priorités politiques de celui-ci. L’article 21 de la Constitution du 4 octobre 1958 confie au Premier ministre le rôle de diriger l’action du Gouvernement, d’exercer le pouvoir réglementaire et ouvre la possibilité de déléguer aux ministres certains de ses pouvoirs. Les décrets d’attribution ont précisément pour effet de déléguer certains pouvoirs du Premier ministre et de répartir les attributions entre les ministres d’un même gouvernement (CE, 29 décembre 1997, n°178061, aux Tables). Il permet, pour le dire simplement, de déterminer le champ d’intervention d’un ministre, c’est-à-dire des politiques publiques dont il est responsable ou à l’exécution desquelles il contribue.

Les décrets d’attribution permettent également de déterminer les ministres qui, sans être en charge de la conduite d’une politique publique, sont associés à sa mise en œuvre, ce qui se traduit dans les décrets d’attribution par la mention « en association avec » ou « en lien avec ».

Quant à la compétence des ministres délégués ou des secrétaires d’État, elle procède d’une délégation du ministre de plein exercice. Le principe est donc qu’un ministre délégué ne dispose de compétences que par la voie de la délégation du ministre de plein exercice.

En second lieu, les décrets d’attribution concrétisent la subordination de l’administration au Gouvernement prévue par l’article 20 de la Constitution en conférant à chacun des ministres une autorité sur un ensemble de directions et services. Ils ont, par suite, un rôle déterminant dans le fonctionnement quotidien du Gouvernement et des administrations. On distingue, au sein des décrets d’attribution, les directions et services sur lesquels les ministres ont autorité, ce qui leur confère une autorité hiérarchique et fonctionnelle, ceux dont ils disposent, en ayant une autorité fonctionnelle, et ceux auxquels ils peuvent faire appel. Il est courant que les autorités sur les administrations soient conjointes entre plusieurs ministres.

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3 questions à … ,

Gaël Le Bourgeois, délégué ministériel à l’accessibilité


Pouvez-vous nous présenter les principaux enjeux que rencontre la délégation ministérielle à l’accessibilité (DMA) ?

La Délégation ministérielle à l’accessibilité est une équipe de 7 personnes placée sous l’autorité du Secrétaire général des ministères Territoires, Écologie, Logement. Son action s’inscrit dans le cadre de la mise en œuvre de la loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées et de l’ordonnance du 26 septembre 2014.

Elle a pour mission de promouvoir la politique d’accessibilité de l’ensemble de la chaine de déplacement comprenant le cadre bâti, les systèmes de transports et leur intermodalité, la voirie et les espaces publics. C’est finalement son enjeu : faciliter, et améliorer le quotidien de nos concitoyens en situation de handicap, ou plus généralement en situation de mobilité réduite, en améliorant l’accessibilité !
Il importe de préciser que les personnes en situation de handicap ne sont pas les seules concernées par ces questions de mobilité, le vieillissement de la population est à cet égard un enjeu majeur, mais aussi par exemple, les personnes accompagnées de jeunes enfants ou avec des poussettes. En pratique, chacun d’entre nous peut avoir à vivre une situation temporaire, ou définitive, de "mobilité réduite". Améliorer l’accessibilité améliore en fin de compte le quotidien de tous.

Un autre enjeu réside dans le fait qu’aucune de ces thématiques (bâti, transport, voirie ou espace public) ne peut être prise indépendamment les unes des autres : c’est bien l’ensemble de la chaîne qui doit être traitée. Par ailleurs, cette question de l’accessibilité renvoie à une multitude de situations, notamment en matière de handicap, dont les besoins peuvent être très différents.

Il y a aujourd’hui, pour la DMA, comme pour l’ensemble du secteur de l’accessibilité une double opportunité. D’une part, la dynamique enclenchée par les jeux olympiques et paralympiques a permis la mise en œuvre de nombreuses améliorations en matière d’accessibilité. D’autre part, l’anniversaire des 20 ans de la loi de 2005, concomitant avec la fin des Ad’AP (agenda d’accessibilité programmée), conduira inévitablement à reposer un certain nombre de questions sur l’accessibilité.

Quels sont les chantiers à venir notamment pour développer l’accessibilité dans le domaine des transports ?

Les chantiers en cours ou à venir sont multiples. Pour ce qui concerne les transports, je peux évoquer par exemple :
  • la poursuite des travaux sur l’accessibilité des transports routiers, notamment l’accessibilité des zones d’accès aux bus ou aux cars,
  • l’accessibilité des bornes de recharges de véhicules électriques,
  • la question du service aux personnes à mobilité réduites notamment dans le transport aérien,
  • les projets d’arrêtés relatifs à l’exploitation des systèmes de transports routiers automatisés, pour lesquels la DMA apporte son expertise en matière d’accessibilité,
  • l’important travail déjà réalisé sur l’accessibilité des transports guidés par câble aérien en milieu urbain, et la révision à venir de l’arrêté du 13 juillet 2009 relatif à l’accessibilité des transports guidés,
  • l’accessibilité du métro historique parisien, projet ambitieux qui pose de nombreuses questions, mais ne doit pas pour autant faire oublier les besoins immédiats comme par exemple la sonorisation des rames.

Par ailleurs, parmi les travaux en cours, je peux souligner aussi :

  • la révision de l’arrêté voirie du 15 janvier 2007, qui devra notamment prendre en compte de nouveaux usages et les aspects liés au partage de l’espace, la sécurisation pour les personnes en situation de handicap de la traversée des voies de tramway,
  • la question de la collecte des données d’accessibilité, et de leur standardisation.

À cet égard, je tiens à souligner le déploiement des outils de collecte des données d’accessibilité : Acceslibre (pour le bâti), qui a enregistré plus de 500 000 ERP, et Acceslibre Mobilité (pour les transports et la voirie).

Pouvez-vous nous parler du rôle de la délégation auprès des directions métiers, des opérateurs et des associations ?

La DMA échange et travaille avec de multiples acteurs publics ou privés :
  • en premier lieu, les différentes directions générales du ministère bien sûr, notamment la DGITM, et la DGAC, pour les questions liées aux transports, et la DGALN en particulier pour les questions liées au bâti et aux espaces publics,
  • mais aussi les différents services de l’État, notamment les services déconcentrés (DREAL et DDT(M)) et les établissement publics (CEREMA, …), les collectivités territoriales, les autorités organisatrices de transport et les opérateurs de transport.
    Pour ce qui concerne l’interministérialité, la DMA coordonne son action avec la Délégation interministérielle à l’accessibilité, ainsi qu’avec l’ensemble des ministères au travers du réseau des hauts fonctionnaires au handicap et à l’inclusion (HFHI) piloté par le secrétariat général du comité interministériel du handicap (SG/CIH).
    Enfin, les associations, notamment représentant les personnes en situation de handicap, et les principaux représentants des professionnels du secteur. Elle participe aux travaux du conseil national consultatif des personnes handicapées (CNCPH), ainsi qu’à ceux du CIH.

Placée dans une situation transversale aux différents domaines d’activités, la DMA anime et coordonne la politique d’accessibilité et les différentes actions engagées par les directions métiers. Elle leur apporte son expertise en matière d’accessibilité, mais n’ayant pas de budget propre, elle s’appuie aussi sur elles pour le déploiement de ses missions. Plus généralement, la DMA participe à l’animation et à la mise en œuvre des actions de sensibilisation et de formation nécessaires, participe au travail normatif, anime un réseau de correspondants en services déconcentrés.

En résumé, la DMA impulse, anime et évalue la politique d’accessibilité. Elle coordonne les services du ministère pour la définition, l’accompagnement de la mise en œuvre et l’évaluation de la politique d’accessibilité, au service d’une Cité toujours plus inclusive.

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N°6 du 21 novembre 2024 - Angle droit 29

Comité éditorial : Olivier Fuchs, Umberto Berkani, Lucie Antonetti, Amandine Berruer, Ninon Boulanger, Soizic Dejou, Sophie Geay, Stéphanie Grossier, Méhar Iqbal, Sabrina Lalaoui, Nadia Lyazid, Olivier Meslin, Sophie Namer, Emma Quarante, Clémence Roul, Louise Soulard, Licia Villotta, Isabelle Volette, Pascal Zabal

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